Quand les « compétences d’adaptation hors normes » révèlent une vérité cachée
Par Maud Rochand – Coach professionnelle, conseillère accompagnement à l’emploi, aidante familiale, ex. consultante en marketing et communication digitale. Un article pour témoignage et partage personnel, pour une fois.
« Je suppose que le TSA de Madame ROCHAND est passé inaperçu lors du premier bilan du fait de ses compétences d’adaptation hors-normes ».
Cette phrase de mon compte-rendu de diagnostic TSA par mon psychiatre résume plusieurs décennies d’une vie vécue en décalage. Une existence passée à compenser, masquer, performer… jusqu’à ne plus savoir qui j’étais vraiment.
Une quête d’identité viscérale, ancienne, constante
Depuis petite, je me pose des questions sur moi-même. Pourquoi j’avais l’impression de venir d’une autre planète ? Pourquoi je ne réussissais pas à me faire comprendre ? Pourquoi j’étais toujours à côté de la plaque, avec des comportements inadaptés ? Pourquoi il m’était difficile de me sentir acceptée ?
Cette sensation d’étrangeté m’a accompagnée toute ma vie. Un sentiment persistant de ne jamais être totalement à ma place, de porter un masque en permanence. J’ai commencé une thérapie dès l’âge de 4 ans et n’ai jamais cessé depuis mes 27 ans (j’étais une enfant dans la lune et pas trop « là »), une quête obsessionnelle pour comprendre qui j’étais vraiment.
La recherche de mon identité a été le cœur de tout ce que j’ai entrepris sur le plan psychologique pour réussir à mieux fonctionner avec moi-même et les autres. J’ai développé une expertise presque professionnelle en psychologie, avec parfois l’impression d’en savoir plus que certains praticiens eux-mêmes avec le temps.
Une identité d’adaptation (faux-self) : solide mais destructrice
Pendant 27 ans, j’ai développé des mécanismes d’adaptation « très bons » mais surtout très nocifs sur le long terme. J’ai construit ce qu’on appelle parfois un « faux-self » – une version de moi-même projetée, adaptée aux attentes sociales.
Cette projection était si parfaite que j’en ai oublié mes propres ressentis. J’ai porté la vie de quelqu’un d’autre que je croyais être moi, occultant totalement qui j’étais réellement (mais je ne le savais pas). Cette dissociation m’a menée à 27 ans à une dépression foudroyante – le terme n’est même pas assez fort – un effondrement que mon psychiatre a décrit selon mes mots comme d’une « violence inouïe » avec un mal persistant (j’ai du mal à imaginer comment j’ai tenu à cette période de ma vie mon travail, mais c’est un autre sujet).
Le paradoxe ? Plus j’étais « performante » socialement, plus je me perdais.
Une métacognition hyperdéveloppée comme stratégie de survie
Ce qui m’a permis de tenir si longtemps, c’est ce que mon psychiatre appelle un « fonctionnement analytique très développé ». Une métacognition exceptionnelle qui me permettait de rattraper le contenu par des processus d’aller-retour constants.
J’ai enrichi une « bibliothèque interne » particulièrement importante – des scripts sociaux, des analyses comportementales, des stratégies d’adaptation avec des réajustements. Cette hypervigilance relationnelle était ma façon de compenser mes difficultés naturelles dans les habiletés sociales. J’ai cherché, fouillé, analysé, étudié « le fonctionnement » et ai fini avec le temps par développer un intérêt spécifique sur les troubles du neuro-développement également.
Mon psychiatre a confirmé mes excellentes ressources cognitives. Pourtant, cette intelligence m’a aussi desservie en rendant mon autisme presque indétectable. Comme cette apparente extraversion que l’on me prête : je peux sembler à l’aise en groupe, prendre la parole, créer du lien… alors qu’en réalité, je ressens souvent une forte anxiété sociale. Surtout quand je n’ai aucun cadre ou code de référence pour interagir. Mon cerveau s’emballe alors, analysant tout pour essayer de m’adapter — ce qui génère une fatigue immense, mais invisible.
Le paradoxe de l’empathie autistique
Voici l’un des plus grands malentendus sur l’autisme : le supposé « manque d’empathie ». Dans mon cas, c’était exactement l’inverse. J’étais dotée d’une empathie intense et parfois bien douloureuse.
Je pouvais décoder avec précision les émotions des autres, ressentir leurs états intérieurs, anticiper leurs besoins. Cette hyperempathie était même devenue l’un de mes outils professionnels les plus efficaces – comprendre avec une grande facilité les enjeux émotionnels d’une situation, d’un client, d’une équipe.
La théorie de la double empathie, développée en 2012 par le chercheur Damian Milton, explique parfaitement cette réalité : les personnes autistes ne manquent pas d’empathie, elles fonctionnent simplement avec des codes empathiques différents. Le problème n’est pas notre capacité à ressentir, mais l’incompréhension mutuelle entre modes de fonctionnement neurotypiques et neuroatypiques.
L’alexithymie : ressentir les autres, s’ignorer soi-même
Le paradoxe – définitivement mon mot préféré – le plus douloureux de mon parcours ? Cette capacité à décoder les émotions d’autrui, qui s’accompagnait a contrario d’une totale déconnexion de mes propres ressentis.
Pendant des décennies et jusque ma « dépression » comme elle avait été ainsi nommée à l’époque, j’ai vécu coupée de mon corps. Ma tête commandait tout. Je pouvais analyser finement l’état émotionnel de quelqu’un en face de moi, mais j’étais incapable de nommer ce que je ressentais moi-même. Cette alexithymie – difficulté à identifier et exprimer ses propres émotions – est plus présente dans la population autiste que neurotypique. Dans mon cas, elle semblait liée à mes stratégies de camouflage poussées.
J’étais devenue experte en émotions externes, analphabète de mes émotions internes. Cette dissociation corps-esprit a été l’un des facteurs majeurs de mon épuisement : impossible de percevoir mes limites, mes besoins, mes signaux d’alarme, et de ce fait y répondre.
Le coût invisible de l’adaptation parfaite
Le plus troublant dans mon parcours ? C’est que techniquement J’ai « trop bien réussi » ma vie pour cocher les cases du diagnostic ‘classique’, pour lequel j’ai également développé un sentiment d’imposture. Entrepreneure, consultante en marketing digital, postes de direction, mère de famille… Comment une femme autiste pourrait-elle avoir un tel parcours (selon les représentations partagées jusqu’ici de l’autisme) ?
C’est un piège dans lequel tombent d’autres femmes que je rencontre dans mon activité d’accompagnement. Nos succès professionnels et sociaux deviennent la preuve que « ça ne peut pas être ça ». Pourtant, derrière cette façade, c’était l’épuisement constant, le stress chronique, la sensation de jouer un rôle en permanence et des effondrements susceptibles de se succéder.
L’ironie ? Je suis devenue spécialiste de la communication… tout en étant autiste. Une experte du lien social… en compensant mes propres difficultés relationnelles. Et cela m’avait plutôt « réussi » puisque le compte rendu de l’ADOS-2 que j’avais passé début 2023 mentionnait explicitement que grâce à mon fonctionnement, mes forces et mes expériences sociales, j’avais réussi depuis plusieurs années à compenser mon sentiment de différence et de décalage et donc à passer inaperçue, faisant de moi un « caméléon social ». Tant et si bien que la neuropsychologue d’alors ne voyait pas le TSA (si ce n’est des traits autistiques, imputés au TDAH qu’elle voyait avec évidence en revanche – j’avais déjà ce diagnostic depuis 2 ans), il a fallu le parcours diagnostic de ma fille un an après pour que soit revisionnée de manière fortuite la vidéo de cette passation par une autre neuropsychologue, qui révisa les cotations et m’invita à aller voir un psychiatre : c’est lui qui me délivra donc un an après mon compte rendu diagnostique, sur ce début d’année 2025.
La révélation par la parentalité et le diagnostic manqué
C’est en observant mes enfants que tout a basculé. Mon fils diagnostiqué TDAH puis TSA, ma fille également autiste… En les accompagnant, je me suis reconnue dans leurs fonctionnements atypiques.
Mon premier bilan en 2022 a invalidé le TSA – mes compétences d’adaptation étaient vraisemblablement trop efficaces. Il a fallu un second regard expert pour que la vérité éclate : « Je suppose que le TSA de Madame Rochand est passé inaperçu lors du premier bilan du fait de ses compétences d’adaptation hors normes. », indique mon psychiatre en fin de bilan.
Cette phrase est la clé de voûte de mon histoire. Elle explique à mon sens pourquoi tant de femmes autistes restent dans l’ombre diagnostique pendant des décennies.
La reconstruction : de la survie à l’authenticité
Aujourd’hui, je ne suis plus en mode survie comme je l’ai été. Ce diagnostic tardif m’a permis d’ouvrir une nouvelle porte – que j’avais déjà entrouverte avec tout un travail personnel ces dernières années – celle de l’autorisation à être qui je suis vraiment. Plus besoin de me justifier, de mimer les comportements « adaptés » des autres, de suivre leur manuel d’utilisation.
Je peux enfin écrire et tenir mon propre mode d’emploi. Cette réconciliation avec moi-même m’apporte une douceur que je n’avais jamais connue.
La reconnexion corps-esprit
L’une des révolutions les plus profondes de cette prise de conscience a été également de renouer avec mon corps. Pendant des décennies, j’avais vécu comme si ma tête était déconnectée du reste de mon être. Mes émotions, mes sensations, mes besoins physiques étaient relégués au second plan, voire complètement ignorés. Tenter de lisser ces dichomies internes ne constitue pas une stratégie efficace sur le long terme, même si cela a été fonctionnel un temps.
Apprendre à reconnaître mes propres émotions, à les nommer, à les accueillir sans jugement : c’est un apprentissage quotidien et continu, encore à 44 ans. Comme si je découvrais une langue étrangère qui était pourtant la mienne depuis toujours. Le paradoxe est saisissant : moi qui ai passé ma vie à apprendre « la langue des autres » – ces codes sociaux neurotypiques – je suis en train de réapprendre ma propre langue émotionnelle, qui m’était devenue étrangère à force de ne pas l’avoir pratiquée. Un peu comme ces natifs qui quittent leur pays et finissent par oublier leur langue maternelle, j’avais tellement investi dans l’adaptation sociale que j’avais perdu la fluidité dans ma propre intimité émotionnelle.
De la compensation à l’acceptation
Le chemin n’est pas linéaire. Parfois, je retombe dans d’anciens mécanismes de suradaptation. Mais maintenant, je sais les reconnaître. Je les reconnais de suite et je peux me dire : « Stop, tu es en train de te forcer à correspondre à quelque chose qui n’est pas toi. »
Cette conscience nouvelle me permet de poser des limites, de respecter mes besoins sensoriels, de m’autoriser à fonctionner différemment, et ce sans culpabiliser. C’est la fin de la maltraitance auto-infligée que j’ai pu entretenir auparavant par souci d’acceptation de l’autre et de « conformité », le début d’une écologie personnelle respectueuse de qui je suis vraiment.
Ce chemin, j’avais déjà commencé à le parcourir depuis plusieurs années, mais ce diagnostic, là, il ancre aussi quelque chose de très concret dans cette logique de réconciliation avec moi-même.
Transformer l’expérience en expertise professionnelle
Cette découverte identitaire nourrissait et nourrit aujourd’hui davantage ma pratique de coach professionnelle et conseillère en accompagnement à l’emploi. Mon parcours atypique – de la communication digitale au coaching l’accompagnement à l’emploi en passant par l’entrepreneuriat – prend un sens nouveau.
Je comprends maintenant pourquoi j’excellais dans certains domaines tout en étant épuisée. Pourquoi j’avais cette capacité d’analyse comportementale si développée. Pourquoi j’arrivais à décoder les codes professionnels avec tant de précision.
Ces compétences, nées de la nécessité de compenser, sont devenues mes forces dans l’accompagnement de parcours atypiques. Je guide aujourd’hui d’autres personnes vers leur authenticité professionnelle, forte de cette traversée et résilience personnelle.
Un message d’espoir et de reconnaissance
Si je témoigne, c’est pour toutes ces personnes et ces femmes en particulier, qui se reconnaîtront dans ce parcours. Pour qu’elles sachent que :
- Réussir professionnellement n’invalide pas un diagnostic
- Compenser brillamment n’efface pas la souffrance
- Avoir une grande empathie ne contredit pas l’autisme (savoir regarder dans les yeux non plus)
- Être coupée de ses émotions tout en ressentant celles des autres est un paradoxe que vivent certaines personnes autistes, notamment celles ayant développé des stratégies de camouflage importantes.
- Il n’est jamais trop tard pour se retrouver
- Leurs « défauts » peuvent devenir leurs plus grandes forces
Le diagnostic tardif – pour moi du moins – n’est pas un échec, c’est une délivrance. Une permission enfin donnée d’être soi, pleinement, sans masque.
Vers une nouvelle compréhension de l’autisme
Mon histoire s’inscrit dans un mouvement plus large de compréhension de l’autisme, particulièrement chez les femmes. Je ne corresponds pas aux stéréotypes : je regarde dans les yeux (ou sais très bien faire semblant), je suis mère, je travaille, j’ai dirigé des équipes, j’ai monté une entreprise… D’autres femmes autistes témoignent de la même réalité.
Mais j’ai payé un prix énorme pour cette adaptation et certains apprentissages douloureux. Je passe les détails sur la naïveté sociale et les violences en lien avec cela, mais elles sont importantes à considérer, à plus forte raison dans le parcours des filles autistes. Il est temps que le monde médical, professionnel et social reconnaisse cette réalité : l’autisme peut être brillamment masqué, sans pour autant disparaître. Et il peut avoir un coût bien réel sur notre qualité de vie.
C’est aussi pour cela que je me suis spécialisée dans l’accompagnement des parcours atypiques. Pour que d’autres n’aient pas à attendre 44 ans pour comprendre qui ils sont vraiment. Pour rendre visibles les talents invisibles. Pour que chacun puisse s’émanciper de sa cape d’invisibilité (coucou Harry Potter 😊), « fonctionner en paix », et vivre sa différence dans la positivité.
Cette traversée personnelle, complétée par mes formations spécialisées, nourrit aujourd’hui ma pratique d’accompagnement des parcours atypiques dans l’emploi, l’entrepreneuriat et l’entreprise. Parce que nos identités peuvent et doivent cohabiter, dans la diversité.
Ma vraie vie commence maintenant, à 43 presque 44 ans. Et si la lumière est au bout du chemin, je n’ai qu’une envie : la partager avec celles et ceux qui pourront se reconnaître à travers ces mots.
PS : Je ne sais pas si j’irai au bout, mais d’une manière ou d’une autre, je souhaite écrire un livre témoignage complet sur ce parcours. A suivre.
PS 2 : Vous aurez remarqué le petit clin d’œil à Marcel Proust dans le titre de l’article. Au-delà du clin d’œil pour l’identité, c’est aussi un clin d’œil au TDAH. Dans mon parcours littéraire, j’ai souvent eu à relire plusieurs fois les pages de ce livre que j’avais mis un peu de temps à terminer à l’époque 🙂